La Mémoire vivante par Jean Marcel

 

Lorsque Madeleine Gérôme m’amena pour la première fois, vers 1985, chez Monique Renaud, sa collègue de Radio-Canada, elle me précisa : son mari est peintre. Encore un, pensais-je ! Et je me voyais déjà soumis à l’examen de l’entier de la production des toiles de l’artiste. C’est lui qui vint nous ouvrir – en tablier de cuistot. Monique ne cuisinait guère, mais lui, à merveille… De cette première rencontre, je me souviens d’abord de ce repas subtil en saveurs, varié en plats, haut en couleurs et pour tout dire: qui dura quatre heures.

Je n’avais toujours pas vu un coin de tableau. Monique se mit ensuite au piano, et j’entendis alors l’une des plus belles voix de basse que j’eusse entendue de ma vie. Moussorgski et Schubert. Je les ai encore dans l’oreille. Mais était-il vraiment peintre, comme on me l’avait annoncé ? En tout cas il avait eu une formation de conservatoire en chant et j’appris plus tard qu’il avait longtemps hésité entre la vocalise et le pinceau.

Ce ne fut qu’à la suite de ce petit récital que j’osai demander, par politesse autant que par curiosité, si l’on pouvait voir quelques tableaux… Nous descendîmes au sous-sol, et ce fut du coup un éblouissement – du jamais vu, enfin… C’était comme si j’entendais encore sa voix dans chaque coloris, dans chaque modulation entre les formes, dans chaque profondeur de ses surfaces. Ses tableaux, pour tout dire, étaient comme des échos de sa voix. En quelques minutes, ma propre « vision du monde » en fut modifiée. J’étais là en présence non seulement d’un grand artiste mais au cœur d’une matière qui chantait.

Michel restait secret, parlait peu – comme s’il avait tout dit dans l’organisation qu’il imaginait à sa matière picturale. Notre amitié dura bien vingt ans à travers ma contemplation de son œuvre et l’appréciation de sa cuisine… Il était aussi humble qu’il était arttiste authentique. J’eus l’occasion à quelque temps de le présenter à Dominic Dubé; ils se prirent tous deux d’une fraternité dont je suis fier d’avoir étéà la source. C’est à cette amitié absolue que nous devons aujourd’hui la conservation et la diffusion d’une œuvre appelée à grandir d’elle-même pour atteindre ceux à qui elle est destinée.

Puis un beau jour de mai 2011, comme ces « chênes qu’on abat pour les bûchers d’Hercule » (selon ce vers de Hugo que Malraux employa à la mort de Gaulle), ce géant (au physique comme en son esprit) succomba au terrible combat que fut pour lui la vie. Il est retourné à l’adorable matière qu’il a tant aimée et dont il a été, à travers sa vision de peintre, un prophète lumineux. Sans doute même, au-delà de ce retour aux éléments, habite-t-il l’esprit qui préside à cette matière primordiale. Comment en serions-nous affligés ? Car, aussi bien, désormais, l’ami voit, entend et goûte la sérénité essentielle de tout ce qui est. Ce qu’il connaît n’est pas en notre puissance. C’est à nous de l’invoquer à cette heure pour que, par cette œuvre de mystère dont il nous a gratifiés, il nous enseigne à aspirer à cette pacification du cœur où nous irons nécessairement quelque jour le retrouver.

–  Jean Marcel 2016, de Thailand
professeur , essayiste , romancier, critique littéraire et poète du Québec
ami proche de Michel Morin et de Monique Renaud